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Non-rétroactivité des lois fiscales :le juge sanctionne l'application rétroactive de l'allongement du délai de l'article 1115 du CGI

Décision relative à l'application dans le temps des modifications législatives affectant le régime de faveur des marchands de biens prévu à l'article 1115 du CGI confirmant que l'allongement d'un délai fiscal ne peut s'appliquer rétroactivement aux engagements pris antérieurement à l'entrée en vigueur de la nouvelle loi.

 

Pour mémoire, l'article 1115 du CGI prévoit un régime de faveur permettant aux marchands de biens d'être exonérés des droits de mutation à titre onéreux lors de l'acquisition d'immeubles, à condition de prendre l'engagement de les revendre dans un certain délai. Ce délai, initialement fixé à quatre ans a été porté à cinq ans par la loi n° 2010-237 du 9 mars 2010 portant réforme du régime de la TVA immobilière.

 

L'article 2 du Code civil pose quant à lui le principe fondamental de non-rétroactivité des lois : "La loi ne dispose que pour l'avenir ; elle n'a point d'effet rétroactif." Ce principe connaît toutefois des exceptions, notamment en matière pénale avec le principe de rétroactivité in mitius (rétroactivité de la loi pénale plus douce).

 

L'article L. 80 A du LPF établit la garantie contre les changements de doctrine, en disposant qu'il ne peut être procédé à aucun rehaussement d'impositions antérieures si la cause du rehaussement poursuivi par l'administration est un différend sur l'interprétation par le redevable de bonne foi du texte fiscal, et s'il est démontré que l'interprétation sur laquelle est fondée la première décision a été formellement admise par l'administration.

 

Rappel des faits :

Le 11 juin 2008, la société FO a acquis un terrain en exonération des droits de mutation en se plaçant sous le régime de faveur prévu à l'article 1115 du CGI, prenant ainsi l'engagement de revendre ce bien dans le délai de quatre ans alors applicable. Or, la société n'a finalement pas revendu ce bien.

 

Le 15 juillet 2019, soit plus de dix ans après l'acquisition, l'administration fiscale a notifié à la société FO une proposition de rectification remettant en cause le bénéfice du régime de faveur, au motif que l'engagement de revendre n'avait pas été respecté. L'administration considérait que le délai applicable était de cinq ans (et non quatre), en application de la loi du 9 mars 2010 qui avait allongé ce délai, et que par conséquent sa procédure de redressement n'était pas prescrite.

 

Après le rejet de sa réclamation contentieuse, la société FO a saisi le tribunal judiciaire, lequel lui a donné gain de cause. La cour d'appel de Montpellier a infirmé ce jugement par un arrêt du 19 septembre 2023, estimant que la procédure de redressement n'était pas prescrite. C'est contre cet arrêt que la société s'est pourvue en cassation.

 

L'administration fiscale soutient que l'allongement du délai de revente de quatre à cinq ans, issu de la loi du 9 mars 2010, est applicable aux engagements non échus à la date d'entrée en vigueur de cette loi. Elle se fonde sur deux arguments principaux :

  • Le principe de rétroactivité de la loi pénale plus douce (in mitius), qui s'applique également en matière fiscale, devait conduire à appliquer immédiatement l'allongement du délai de revente, cette modification étant favorable au contribuable.
  • Sa doctrine administrative du 18 avril 2011 (BOI n° 7 C 2-11) indique expressément qu'un engagement de revendre pris antérieurement à la loi du 9 mars 2010 bénéficierait du délai de cinq ans prévu par cette loi.

En conséquence, selon l'administration, le délai de revente expirait le 11 juin 2013 (cinq ans après l'acquisition) et non le 11 juin 2012. Le droit de reprise pouvait donc s'exercer jusqu'au 31 décembre 2019, rendant la procédure de redressement engagée le 15 juillet 2019 parfaitement régulière.

 

La société FO conteste cette analyse sur plusieurs fondements :

  • L'allongement du délai de revente ne peut s'appliquer rétroactivement aux engagements pris avant l'entrée en vigueur de la loi nouvelle, en vertu du principe de non-rétroactivité des lois posé par l'article 2 du Code civil.
  • Le principe de rétroactivité in mitius ne s'applique qu'aux sanctions et pénalités fiscales, et non aux dispositions définissant les conditions d'un régime de faveur.
  • L'administration fiscale ne peut se prévaloir de sa propre doctrine pour établir une imposition en violation de la loi.
  • La cour d'appel n'a pas recherché si les dispositions de la loi du 9 mars 2010 relevaient d'une loi de procédure ou d'une loi interprétative, seules hypothèses où une application immédiate aux situations en cours aurait pu être envisagée.

Par conséquent, pour la société, le délai de revente expirait le 11 juin 2012 (quatre ans après l'acquisition), et le droit de reprise de l'administration s'éteignait au 31 décembre 2018, rendant la procédure de redressement engagée le 15 juillet 2019 prescrite.

 

 

La Cour de cassation vient de casser l'arrêt de la cour d'appel sans renvoi et de confirme le jugement de première instance.

  • Elle juge que le principe de rétroactivité de la loi pénale, s'il s'applique en matière fiscale, est circonscrit aux seules pénalités fiscales constituant des sanctions qui présentent le caractère d'une punition. Ce principe n'est donc pas applicable à une mesure qui n'a pas le caractère d'une peine, telle que l'allongement du délai de revente prévu par l'article 1115 du CGI.
  • Elle rappelle que les dispositions de l'article L. 80 A du LPF n'ont ni pour objet ni pour effet de conférer à l'administration fiscale un pouvoir réglementaire ou de lui permettre de déroger à la loi. Elles ne peuvent être invoquées que par un contribuable qui conteste son imposition, et non par l'administration pour établir une imposition en violation de la loi.
  • Elle affirme que la loi nouvelle s'applique immédiatement aux effets à venir des situations juridiques non contractuelles en cours au moment où elle entre en vigueur, mais ne peut remettre en cause des obligations régulièrement nées à cette date. La charge d'une imposition doit être appréciée au regard des conditions existant à la date du fait générateur de l'impôt.

En conséquence, la Cour de cassation considère qu'au jour du fait générateur de l'imposition, le délai pour revendre était de quatre années et non de cinq. La société Foncière d'Oc n'ayant pas revendu le bien dans ce délai, le manquement à l'engagement était constitué au 11 juin 2012, et l'administration disposait d'un délai de reprise expirant le 31 décembre 2018.

 

La procédure de redressement engagée le 15 juillet 2019 était donc prescrite. 

 

TL;DR

 

La Cour

  • rappelle le champ d'application du principe de rétroactivité "in mitius" en matière fiscale, en précisant qu'il est limité aux seules pénalités fiscales ayant le caractère d'une punition. Ce principe ne saurait donc être invoqué pour appliquer rétroactivement une modification des conditions d'un régime de faveur, même si cette modification pourrait être considérée comme favorable au contribuable.
  • rappelle les limites de l'article L. 80 A du LPF, qui ne constitue pas un blanc-seing permettant à l'administration d'interpréter la loi de manière "contra legem". La garantie contre les changements de doctrine est un droit du contribuable, et non un outil à la disposition de l'administration pour étendre le champ d'application de la loi.
  • réaffirme le principe fondamental selon lequel la charge d'une imposition doit être appréciée au regard des conditions existant à la date du fait générateur de l'impôt. Ce principe, corollaire de la non-rétroactivité des lois fiscales, constitue une garantie essentielle pour les contribuables face aux modifications législatives fréquentes en matière fiscale.

Publié le mardi 13 mai 2025 par La rédaction

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