Affaire Conversant : suite et fin ?

11/02/2022 Par Pascal Schultze
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L’affaire Conversant a déjà fait couler beaucoup d’encre. L’arrêt rendu sur renvoi par la Cour Administrative d’Appel de Paris en décembre 2021 (CAA Paris 8-12-2021 n° 20PA03971) nous donne l’occasion d’y revenir.

 

Pour rappel, par un arrêt de Plénière rendu en décembre (CE plén. 11-12-2020 n°420174), le Conseil d’Etat avait, sinon renversé, du moins fait évoluer sa jurisprudence antérieure, en qualifiant la société sœur d’une entreprise étrangère qui réalisait diverses prestations pour le compte de cette dernière, d’établissement stable en France.

Telle n’avait pas été l’analyse faite originellement par la même CAA qui relevait que, si les salariés de la société Valueclick France, devenue Conversant France, représentaient la société Valueclick International Ltd, devenue Conversant International Ltd, les commandes étaient systématiquement validées par la Valueclick International Ltd.

Si le Conseil d’Etat avait relevé que cette validation était quasi automatique, le rapporteur Public a souligné un ensemble d’éléments, tels que le nombre sensiblement supérieur des salariés français ou le fait que ceux-ci se seraient présentés comme des salariés de la société irlandaise.

Le Conseil d’Etat a considéré que l’entreprise française constituait, dès lors, un agent dépendant ayant le pouvoir d’engager son commettant et en a tiré les conséquences en reconnaissant l’existence d’un établissement stable tant au regard de la convention fiscale franco-irlandaise qu’au regard de la TVA.

Le Conseil d’Etat n’avait pas statué au fond, mais avait renvoyé l’affaire devant la CAA de Paris.

Au-delà de la reconnaissance d’un établissement stable, celle-ci devait notamment trancher la question de la détermination de l’assiette taxable et de la qualification d’activité occulte, invoquée par l’Administration fiscale.

I. Sur la reconnaissance d’un établissement stable

La CAA, sans y être légalement contrainte, a suivi l’analyse du Conseil d’Etat et mis en avant le caractère avant tout formel de la validation des contrats par Conversant International Ltd pour reconnaitre en Conversant France un agent dépendant, apte à engager son commettant.

Il est intéressant de relever que seul ce pouvoir d’engager le commettant faisait débat ; la dépendance ne semble jamais avoir été débattue, alors même qu’il s’agissait de sociétés sœurs (donc sans contrôle direct l’une sur l’autre).

La CAA a ainsi jugé fondé le redressement en matière d’impôt sur les sociétés.

Considérant que les moyens matériels et humains déployés en France par la Conversant France pouvaient être, de fait, imputés, à Conversant international Ldt, la CAA a également reconnu l’existence d’un établissement stable au regard de la TVA. Ce point était peut-être plus discutable, puisqu’il s’agissait bien juridiquement des moyens de la société Conversant France.

La notion d’agent dépendant, telle que définie conventionnellement, n’a pourtant pas son équivalent en matière de TVA. La Cour de Justice de l’union Européenne exige, pour la reconnaissance d’un établissement stable en matière de TVA, la réunion de moyens matériels et humains rendant possible, de manière autonome, la fourniture de prestations. Cette notion se recouperait peut-être plus avec la notion de “base fixe d’affaires” en matière de fiscalité directe. Or, ni le Conseil d’Etat, ni la CAA, n’ont suivi l’Administration sur ce dernier terrain, ne retenant que la notion d’”agent dépendant”.

Certes la société française mettait en œuvre des moyens matériels et humains, mais rien n’indique, ou plutôt tout laisse à penser, qu’elle ne disposait pas des droits immatériels sur les logiciels et autres infrastructures nécessaires à la réalisation des prestations. Il est donc permis de douter de l’autonomie de l’établissement à cet égard.

De plus, en matière de TVA, le rattachement au siège doit rester le critère prioritaire. La CAA n’établit pas nécessairement en quoi le rattachement à l’établissement français, qui devrait rester l’exception, conduirait à une solution plus cohérente. Dans les faits, la reconnaissance a postériori d’un établissement stable en matière de TVA conduira même à une double imposition économique, puisque traitant avec une entreprise qu’ils pensaient non établie, les clients français auront auto-liquidé la TVA sur les prestations facturées par la société Conversant International Ltd depuis le 1er janvier 2020.

II. Sur la détermination de la base imposable

La société Conversant International Ltd n’ayant jamais déposé de déclarations de résultat en France, l’Administration a eu recours à la taxation d’office. Elle a ainsi déterminé le résultat imposable en se basant sur les recettes encaissées et en en déduisant forfaitairement de charges de 80%. Ces charges semblent correspondre à la fraction des recettes que la société Conversant International Ldt reversait aux éditeurs.

La Société a contesté ce mode de détermination, mais sans apporter d’éléments concrets quant à la détermination du résultat taxable. La CAA a donc suivi l’Administration.

Si effectivement les charges retenues par l’Administration correspondent à la fraction des recettes reversées aux éditeurs, cela signifierait a contrario qu’il n’a pas été tenu compte des charges d’exploitation effectivement supportées par la société Conversant international Ltd, tant en France qu’en Irlande, ni encore de la fraction du résultat déjà imposé au niveau de la société Conversant France.

Dans de telles situations, il peut sembler judicieux de produire en phase contentieuse, un compte de résultat faisant ressortir quel serait le profit de l’établissement français, dans le cas où l’existence d’un tel établissement était reconnue, à titre conservatoire. En effet, à la lecture de l’arrêt, il semble qu’il s’agirait de la seule méthode pour contrer une taxation d’office.

III. Sur la notion d’activité occulte

L’Administration, constatant que la société Conversant International Ldt avait manqué de s’identifier auprès des services fiscaux français, a considéré qu’elle exerçait une activité occulte. Elle a donc invoqué la prescription allongée prévue au 2e alinéa de l’article 169 du Livre des procédures fiscales et appliqué une pénalité de 80% sur le fondement de l’article 1728 du Code Général des Impôts.

A cet égard, la CAA a fait preuve d’un réalisme que nous ne pourrons que saluer.

La Cour souligne en effet que ce n’est que postérieurement aux années en litige, que la jurisprudence a adapté la notion traditionnelle d’établissement stable à l’économie du numérique.

Elle en conclut que, dans ce contexte, le défaut d’immatriculation et de déclaration relève de l’erreur et non d’une manœuvre délibérée.

Aussi la Cour limite les redressements aux trois dernières années et écarte les pénalités de 80%.

IV. Perspectives

Sa portée ira donc certainement au-delà du cas d’espèce.

Si l’économie numérique est directement visée, le raisonnement du conseil d’Etat pourrait être transposé à d’autres situations dans lesquels une société locale, intervenant au nom de son commettant, dispose, non en droit, mais en fait, d’un large pouvoir d’appréciation lui permettant ainsi d’engager son commettant.

De nouveaux redressements et contentieux pourraient donc naître sur ce terrain, compte tenu notamment des enjeux. Car bien au-delà de l’imposition des résultats, les rappels en matière de TVA font peser un risque particulièrement sérieux.

Il serait à saluer, à cet égard, que la procédure de confirmation tacite de l’existence d’un établissement stable au regard d’une convention fiscale, prévue à l’article L 80 B du Code Général des Impôts, soit étendue à la notion d’établissement stable en matière de TVA.

Ceci contribuerait certainement à une plus grande sérénité des opérateurs, sans toutefois donner une sécurité absolue. En effet, comme cette affaire l’a montré, le débat porte moins sur l’appréciation des principes que sur l’analyse et surtout l’interprétation des faits.

M° Pascal Schultze - Avocat au barreau de Paris (ITRS Avocat)