L’arrêt Lupa : une nouvelle incertitude fiscale sur les ventes de sociétés immobilières !

26/07/2016 Par Pierre Appremont
13 min de lecture

 

Le sujet est ardu puisqu’il s’agit de l’application de la jurisprudence Quémener (CE, 16 février 2000, SA « Etablissements Quémener » n°133296) aux opérations de restructurations effectuées après l’acquisition d’une SCI (ou d’une SNC) non soumise à l’IS recelant une plus-value latente sur les biens immobiliers dont elle est propriétaire.

Cette opération vise à permettre à l’acquéreur de la SCI de devenir propriétaire de l’immeuble via la dissolution de la SCI, en l’inscrivant à son bilan pour sa valeur réelle sans supporter de fiscalité sur la plus-value latente préexistante au jour de l’acquisition des parts de la SCI (rappel et exemple de mise en œuvre ci-après). Cette technique s’est répandue et est devenue « market practice » depuis une dizaine d’années.

L’arrêt en cause risque d’y mettre un frein.

1. L’arrêt

Dans cette affaire, le Conseil d’Etat considère que la jurisprudence Quémener ne doit être appliquée qu’en cas de double imposition effective au niveau de l’associé des SCI, présent au jour de la dissolution de celles-ci. Dès lors, il en résulte que le mécanisme Quémener ne devrait pas pouvoir être appliqué à des situations où l’opération vise :

  • soit à purger une imposition ne correspondant pas à un profit économique (car la plus-value latente préexistante ne correspond pas à un profit réalisé par l’acquéreur des parts de la SCI) ;
  • soit à éviter une imposition chez un contribuable d’un profit déjà imposé chez un autre contribuable (le cédant lors de la cession des parts, ce qui dépend en fait de sa fiscalité propre).

Il convient de noter que :

  • dans ses conclusions, le rapporteur public estime que la jurisprudence Quémener « ne tend pas à la neutralité économique » et n’a donc pas vocation à éviter « la double imposition économique ». Ses conclusions ayant été suivies par le Conseil d’Etat, cette approche ne va évidemment pas dans le sens de la pratique actuelle ;
  • dans une affaire statuant sur une problématique comparable (application de la jurisprudence Quéméner), le Conseil d’Etat a statué différemment en 2015.

2. Les conséquences

Les conséquences de cette décision du Conseil d’Etat sont les suivantes :

 

a. il existe une réelle incertitude quant à l’application de la jurisprudence Quémener aux opérations futures en raison de cet arrêt (notamment au vu des conclusions du rapporteur public) et de l’incertitude quant à la position future de l’Administration qui peut rapporter sa doctrine.

b. les acquisitions réalisées par les OPCI sont a priori épargnées puisque :

  • l’existence d’une plus-value latente ne génère pas de coût fiscal mais uniquement des obligations de distributions supplémentaires.
  • acquérir une SCI détenant un actif recelant une plus-value latente n’a donc pas les mêmes conséquences ;
  • la TUP d’une SCI dans une SPPICAV ne peut a priori entrainer d’IS, la SPPICAV étant totalement exonérée.

c. pour les SIIC, la situation est un peu différente :

  • il est également vrai que l’existence d’une plus-value latente ne génère pas de coût fiscal mais uniquement des obligations de distributions supplémentaires ;
  • en revanche, une TUP par une SIIC « tupante » est susceptible d’être effectivement taxée, seules les plus-values de cession d’immeubles ou assimilées à des entreprises non liées bénéficiant de l’exonération SIIC ;

d. dans certaines situations, la jurisprudence Quémener devrait toujours pouvoir s’appliquer lorsque la réévaluation est faite à l’initiative du cédant de la SCI avant la vente, car à son niveau et dans cette hypothèse, il y aurait bien double imposition (au titre de la réévaluation de l’immeuble et de la cession des parts de la SCI).

 

3. Pour en savoir plus

 

Les faits ayant donné lieu à l’arrêt Lupa

Deux SARL établies en France avaient acquis en mars 2006, auprès de leur société mère luxembourgeoise, les titres de sociétés anonymes de droit luxembourgeois. Ces sociétés anonymes détenaient les titres de SCI françaises qui elles-mêmes détenaient chacune un immeuble en France. Les deux sociétés ont, dans les jours suivants, procédé à une restructuration du groupe en plusieurs étapes :

1. Dissolution des sociétés anonymes luxembourgeoises entraînant TUP :

  • les sociétés anonymes luxembourgeoises ont procédé à la réévaluation des titres de SCI avant d’être tupées ;
  • le produit généré n’a pas été soumis à l’impôt sur les sociétés en France (car imposable au Luxembourg) ;
  • les deux SARL ont reçu les titres des SCI à leur valeur de marché du fait de la réévaluation.

2. Réévaluation libre des immeubles par les SCI entraînant un produit (i.e différence entre la valeur réelle et la valeur nette comptable) appréhendé par les SARL, suivie de la TUP de ces dernières :

  • les titres des SCI ont été annulés ;
  • le résultat fiscal des SARL a été déterminé selon la méthode Quémener, ce qui a eu pour conséquence de constater une moins-value, au niveau des SARL, sur les titres des SCI (par application de la jurisprudence Quémener) et donc de neutraliser la plus-value de réévaluation des actifs.

Lors d’une vérification de comptabilité portant sur l’exercice clos au 31/12/2006, l’Administration fiscale a remis en cause la méthode de calcul adoptée et réintégré les déductions opérées au résultat fiscal des SARL sur le fondement de l’abus de droit (s’agissant d’une opération de restructuration interne à un même groupe). Saisi par les SARL, le Tribunal administratif de Paris a fait droit à leur demande de décharge des cotisations supplémentaires d’IS dans deux jugements du 18 juillet 2012 , confirmés par la Cour administrative d’appel de Paris dans deux arrêts du 18 février 2014 . L’Administration fiscale a formé un pourvoi en cassation contre les arrêts rendus par la CAA, sa demande n’étant plus fondée sur l’abus de droit, mais sur la non-application de la jurisprudence Quémener.

4. Quelques éléments complémentaires

Le contexte

Cet arrêt a été rendu pour une affaire très particulière puisque les SCI dissoutes avaient été « acquises » auprès d’une société du même groupe située au Luxembourg et donc que l’opération dans son ensemble permettait, en s’appuyant sur la convention fiscale franco-luxembourgeoise de l’époque, de réévaluer les immeubles sans fiscalité, alors que la plus-value ainsi « effacée » avait été effectivement réalisée par le groupe. Dans un premier temps, l’administration avait d’ailleurs contesté l’opération sur le terrain de l’abus de droit, puis avait changé de fondement au vu de la décision du Tribunal Administratif. Il était donc sans doute difficile pour le Conseil d’Etat de laisser « passer » une telle opération sans la censurer.

La jurisprudence antérieure

Dans un arrêt du 27 juillet 2015 , le Conseil d’Etat a considéré que « dans le cas où une société vient à retirer de l’actif de son bilan, à la suite d’une cession ou […] de la dissolution sans liquidation avec confusion de patrimoine prévue à l’article 1844-5 du Code civil, les parts qu’elle détenait jusqu’alors dans une société relevant du régime prévu à l’article 8 du CGI », le résultat de l’opération doit être calculé selon la méthode de calcul Quémener.

Les faits de cette affaire étaient les suivants :

  • la SA MEA avait procédé en 2000 à la dissolution sans liquidation de sa filiale, une SNC, dont elle avait acquis la totalité des titres 1 an plus tôt ;

  • la TUP a entrainé :

    • l’annulation des titres de la SNC ;

    • l’inscription au bilan de l’actif immobilier détenu par la SNC dont la valeur a été réévaluée. Au titre de cette réévaluation, la SNC n’avait pas constaté de plus-value.

  • la SA MEA s’est fondée sur la valeur réelle de l’immeuble pour calculer le résultat fiscal de l’opération et a constaté une moins-value.

A la suite d’un contrôle, l’Administration fiscale avait réintégré la plus-value afférente au bien immobilier dans le résultat imposable de la SA. La SA ne contestait pas cette réintégration mais considérait que cette plus-value devait être prise en compte dans le calcul du prix de revient des titres de la SNC pour la détermination de la plus ou moins-value résultant de l’annulation des titres. Le Conseil d’Etat a, dans ce contexte, confirmé l’application du mécanisme Quémener en cas de TUP, considérant « qu’en jugeant que la SA MEA n’était pas fondée à demander que soit intégré, au prix de revient des parts qu’elle avait détenues dans la SNC Immobilière de location, le montant de la plus-value réalisée par cette dernière société du fait de la réévaluation du bien immobilier mentionné au point 1, au motif que cette plus-value n’avait pas été prise en compte dans la base d’imposition déclarée par la SA MEA, antérieurement à la dissolution de la SNC et à la confusion de son patrimoine dans celui de la SA MEA, la cour a entaché son arrêt d’erreur de droit ».

La doctrine administrative

A ce jour, le Bofip contient un rescrit datant de décembre 2007 (et donc qui ne pouvait être invoqué dans l’affaire susvisée dont les faits remontent à 2006) qui valide l’application de la jurisprudence Quémener aux opérations de dissolution de SCI précédées de la réévaluation des actifs immobiliers détenus par la SCI dissoute.

Ce rescrit énonce que « pour la détermination des plus ou moins-values d’annulation de parts de la SCI consécutive à la dissolution de ladite société, leur prix d’acquisition sera déterminé en tenant compte de l’ensemble des résultats fiscaux et des flux financiers (distributions de bénéfices et comblements de pertes) intervenus entre la date de leur acquisition et la date de leur annulation, y compris la plus-value constatée sur les biens immobiliers composant l’actif de cette société à l’occasion de la réévaluation de ce dernier ».

Cette doctrine est normalement opposable à l’Administration fiscale nonobstant la décision du Conseil d’Etat, cependant deux incertitudes demeurent :

  • l’Administration fiscale va-t-elle rapporter sa position ?
  • l’Administration fiscale pourrait-elle considérer que cette position générale ne vise pas les opérations post acquisition mais présuppose une situation de double imposition ? Une telle approche serait contestable mais générerait des risques même en cas de maintien de la rédaction actuelle du Bofip.

5. Les suites de l'arrêt Lupa

 

Le Conseil d’Etat renvoie la décision sur le fond à la Cour d’appel administrative de Paris. Cependant au-delà du temps nécessaire pour qu’une décision soit rendue (probablement un à deux ans), peu de latitude semble laissée à la Cour de renvoi pour s’écarter des principes dégagés par le Conseil d’Etat. La vraie question est donc de savoir s’il s’agit d’un arrêt d’espèce ou d’une évolution de la position du Conseil d’Etat (l’arrêt est publié au recueil Lebon).

Rappel : Le Quémener, comment ça marche ?

Un exemple permet sans doute mieux de comprendre le problème auquel le juge a souhaité répondre et comment cette jurisprudence fonctionne

  • Mécanisme général

En N, une Société A devient associé à 100% d’une SCI pour l’avoir constituée avec 100 de capital. Cette SCI a acquis un immeuble pour 100. Le résultat est de 0 pour l’année N.

En N+1, la SCI constate un résultat comptable et fiscal de 7 qui n’est pas juridiquement distribué à la société A.

En N+2, la SCI constate un résultat comptable et fiscal de 9 qui n’est pas juridiquement distribué à la société A.

Le bilan de la SCI, fin N+2 (et en faisant abstraction de l’amortissement), est le suivant :

 

Actif Passif

Immeuble : 100

Capital : 100

Trésorerie : 16

Résultat N+1 & N+2 : 16

Total : 116

Total : 116

En raison de la transparence fiscale de la SCI, la société A a été imposée en N+1 sur 7 et en N+2 sur 9.

Si début N+3, la société vend la SCI pour 116 (et donc en considérant que l’immeuble n’a pas pris de valeur), elle réalisera une plus-value imposable de 16, correspondant aux résultats des années N+1 et N+2 de la SCI, qui n’ont pas été distribués mais sur lesquels la société A a été imposée.

La jurisprudence Quémener vise à éviter cette situation de double imposition en permettant à la société A de réduire sa plus-value de cession des parts de la SCI du montant des résultats de la SCI sur lesquels elle a été imposée mais qui ne lui ont pas été juridiquement distribués (et qui sont donc toujours dans les capitaux propres de la SCI).

Dans cet exemple, la plus-value fiscale de cession des parts de la SCI sera réduite de 16 et sera donc nulle. Il n’y aura pas double imposition.

Application aux acquisitions de SCI

C’est ce mécanisme qui est appliqué en cas de dissolution de SCI post acquisition, le profit retraité étant celui de réévaluation de l’immeuble.

Ainsi, une société A acquiert une SCI (non endettée pour simplifier l’exemple) pour un montant de 100, propriétaire d’un immeuble dont la VNC est de 60.

Immédiatement après l’acquisition, la SCI réévalue l’immeuble puis est dissoute, ce qui entraine le transfert de l’immeuble pour 100 à la société A.

Sur le plan comptable et économique, la société A ne fait aucun profit et substitue aux parts de la SCI inscrites à son bilan, l’immeuble (pour une même valeur de 100). Sur le plan fiscal, du fait de la transparence de la SCI, l’associé A doit constater à son niveau le profit réalisé par la SCI du fait de la réévaluation, soit 40. La société A doit également constater une plus ou moins-value sur les titres de la SCI qui sortent de son bilan. Sur le plan comptable, cette plus-value est de 0 car correspondant à la différence entre la valeur d’entrée de l’immeuble à son bilan (100) et le prix de revient des titres annulés (100).

La correction Quémener vise à déduire de la plus ou moins-value sur les parts de la SCI, le profit de réévaluation sur lequel la société A vient d’être imposée alors qu’elle ne l’a pas reçu (pas de distribution de l’écart de réévaluation sous forme de dividende). Dès lors, sur le plan fiscal, la société A réalise une moins-value de 40 (0-40).

Si les deux opérations sont réalisées au cours du même exercice (réévaluation de l’actif par la SCI et dissolution de la SCI), le profit de réévaluation de 40 et la moins-value fiscale sur parts de 40, tous deux imposables au niveau de la société A se compensent et aucun impôt n’est dû (ce qui est économiquement cohérent puisqu’aucun profit n’a été réalisé par la société A).

Chronique de Pierre Appremont, avocat associé au sein du cabinet d’avocats Kramer Levin Naftalis & Frankel LLP

Sur le même sujet

Voir plus d'articles