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Droits de mutation

Article 760 du CGI : précisions sur l'évaluation de l'actif disponible pour apprécier le caractère irrécouvrable d'une créance successorale

Nouvelle décision qui s'inscrit dans le cadre de l'application de l'article 760 du CGI qui régit l'évaluation des créances à terme dans l'assiette des droits de mutation à titre gratuit et qui confirme l'évolution jurisprudentielle vers une approche pragmatique de l'évaluation des créances successorales, privilégiant la réalité économique. Elle établit qu'une analyse financière rigoureuse peut suffire à démontrer l'impossibilité manifeste pour le débiteur de faire face à ses dettes, même si cette situation n'a pas encore été judiciairement constatée.

 

Pour mémoire, l'article 760 du CGI dispose dans son premier alinéa que pour les créances à terme, le droit est perçu sur le capital exprimé dans l'acte et qui en fait l'objet. Cette règle de principe établit que les créances sont normalement évaluées à leur valeur nominale, indépendamment des incertitudes qui peuvent peser sur leur recouvrement effectif.

 

Le second alinéa de cette disposition prévoit toutefois une exception significative, stipulant que les droits de mutation à titre gratuit sont liquidés d'après la déclaration estimative des parties en ce qui concerne les créances dont le débiteur se trouve en état de faillite, de procédure de sauvegarde, de redressement ou liquidation judiciaires ou de déconfiture au moment de l'acte de donation ou de l'ouverture de la succession.

 

Comme le rappelle la Cour d'appel ces deux alinéas ont été déclarés conformes à la Constitution (Arrêt du Conseil Constitutionnel du 15 janvier 2015 QPC n° 2014-436 QPC),

 

Cette exception prévue à l'alinéa 2, qui permet une évaluation réduite voire nulle des créances compromises, s'inscrit dans une logique de réalisme fiscal visant à éviter que les héritiers soient imposés sur des actifs fictifs. Cependant, son application soulève des difficultés d'interprétation délicates, particulièrement lorsque les procédures collectives n'ont pas encore été ouvertes à la date du fait générateur de l'impôt.

 

Rappel des faits :

L'affaire trouve son origine dans le décès de Mme S. T. survenu en 2015, qui ne laissait aucun héritier réservataire pour lui succéder. Cette situation, avait conduit la défunte à organiser sa succession par testament authentique, instituant son cousin M. KU. légataire universel, à charge pour lui de délivrer des legs particuliers.

L'actif net de succession établi par le notaire en charge du dossier s'élevait à 5 025 500,83 €. M. U. avait perçu personnellement une somme de 378 922,70 € et s'était acquitté de droits de succession à hauteur de 208 407 €.

L'élément central de l'affaire résidait dans l'existence d'une créance de 805 000 € que la défunte avait consentie le 20 janvier 2014 à la société Groupe T. sous forme de prêt (la société Groupe T. était une société holding dont la situation financière s'était progressivement dégradée. Sa filiale opérationnelle, la société JM, avait cédé son fonds de commerce en mars 2014, mais n'en avait pas perçu le prix en raison d'oppositions formées par plusieurs créanciers. Cette société avait ensuite été dissoute dans le cadre d'une transmission universelle de patrimoine au profit de la société Groupe T., qui s'était ainsi trouvée sans fonds de commerce à exploiter et sans trésorerie disponible). Cette créance, formalisée par un acte enregistré auprès du service des impôts et remboursable au plus tard le 1er janvier 2019, n'avait pas été mentionnée dans l'actif de succession déclaré par le légataire universel.

Cette omission, devait déclencher un contrôle fiscal de la part de l'administration. 

L'administration fiscale avait engagé sa démarche de contrôle par une proposition de rectification du 8 octobre 2018, soit plus de trois ans après l'ouverture de la succession. Cette démarche visait notamment à réintégrer dans l'actif successoral le montant de la créance de prêt de 805 000 € et à procéder à un rehaussement correspondant des DMTG.

M. U. avait contesté cette proposition mais l'administration avait maintenu sa position par courrier du 9 septembre 2019, conduisant à l'établissement d'un avis de mise en recouvrement le 15 janvier 2020 pour une somme totale de 280 047 €

Le contribuable avait alors engagé une réclamation contentieuse le 27 février 2020, partiellement rejetée par décision des finances publiques du 1er septembre 2020. 

Il a saisi la juridiction judiciaire et par jugement en date du 15 décembre 2021, le tribunal judiciaire d'Orléans a rejeté sa demande.

Il a fait appel de la décision.

 

La particularité de l'affaire réside dans le fait que la liquidation judiciaire de la société Groupe T. n'avait été prononcée par le tribunal mixte de commerce de Cayenne que le 21 novembre 2019, soit plus de quatre ans après le décès de la créancière

 

La stratégie de défense de M.U consiste à démontrer l'état de cessation des paiements de la société Groupe T. à la date d'ouverture de la succession :

  • Il explique que le prêt de 805 000 € consenti par la défunte avait vocation à redresser la situation désastreuse de cette société holding, sans que cet objectif ait pu être atteint
  • il décrit avec précisions la dégradation de la situation de la société Groupe T., soulignant que sa filiale opérationnelle avait cédé son fonds de commerce en mars 2014 sans en percevoir le prix, en raison d'oppositions de créanciers. La dissolution de cette filiale et la TUP à la société holding avaient laissé cette dernière sans activité et sans trésorerie.
  • il insiste sur l'abandon de fait de la société entre 2015 et 2018, période durant laquelle aucune comptabilité n'avait été tenue, témoignant de l'impossibilité pratique de poursuivre une activité normale. Cette situation de fait, antérieure à l'ouverture de la procédure collective en 2019, constitue selon lui la preuve de l'état de cessation des paiements dès 2015.
  • il s'appuie également sur l'interprétation jurisprudentielle de l'article 760 du CGI, citant notamment l'arrêt de la Cour de cassation du 29 janvier 2020 qui a admis qu'une créance puisse être considérée comme irrécouvrable même en l'absence de procédure collective formelle, dès lors que le débiteur est dans l'impossibilité manifeste de faire face à ses dettes.
  • il produit plusieurs attestations, notamment celle du cabinet d'expertise comptable BSF Guyane du 15 juillet 2015 et celle du président de la société Groupe T. du 21 août 2015, qui confirment la situation financière désastreuse de l'entreprise et l'impossibilité de remboursement de la créance.

La cour vient de faire droit à la demande de M. en annulant la décision du TJ d'orléans

  • La juridiction a d'abord rappelé le principe selon lequel une créance à terme doit être estimée à sa valeur nominale, sauf si le débiteur fait l'objet d'une procédure collective ou si le créancier peut prouver que le débiteur se trouvait, au moment du fait générateur de l'impôt, dans l'impossibilité manifeste de faire face à l'ensemble de ses dettes échues ou à échoir.

Toutefois, il est constant qu'il résulte des dispositions de l'article 760 du code général des impôts, telles qu'interprétées par le Conseil constitutionnel dans la décision susvisée, qu'une créance à terme doit être estimée à sa valeur nominale sauf si le débiteur fait l'objet d'une des procédures collectives de traitement des difficultés des entreprises régies par le livre IV du code de commerce ou si le créancier peut prouver que le débiteur se trouvait, au moment du fait générateur de l'impôt, dans l'impossibilité manifeste de faire face à l'ensemble de ses dettes échues ou à échoir (Com., 29 janvier 2020, n°18-10.208).

Cette approche, conforme à l'évolution jurisprudentielle récente, reconnaît que l'absence d'ouverture d'une procédure collective à la date d'ouverture de la succession n'interdit pas de rechercher si la preuve est rapportée de l'impossibilité manifeste pour le débiteur de faire face à ses dettes. 

 

  • La Cour a ensuite précisé les critères d'appréciation du caractère irrécouvrable d'une créance, soulignant qu'il ne s'agissait pas de déterminer si les conditions de l'ouverture d'une procédure collective étaient remplies, mais si la créance était définitivement irrécouvrable à la date du décès de la créancière.

L'absence d'ouverture d'une procédure collective à la date d'ouverture de la succession n'interdit donc pas de rechercher si la preuve est rapportée par M. [U] de ce que la société Groupe [T] se trouvait, le [Date décès 3] 2015, dans l'impossibilité manifeste de faire face à ses dettes échues ou à échoir.

La Cour a insisté sur la nécessité d'une estimation réaliste en fonction des possibilités effectives de recouvrement, compte tenu de la situation économique et financière réelle de la société.

 

Concernant les modalités d'appréciation de la capacité de remboursement, la juridiction a précisé qu'elle devait être appréciée en tenant compte non seulement des liquidités disponibles, mais également des actifs réalisables.

 

  • La Cour d'appel a ensuite procédé à un examen des éléments de preuves produits par les parties :
    • Concernant l'attestation du cabinet BSF Guyane du 15 juillet 2015, la juridiction a considéré qu'elle était insuffisante à elle seule pour rapporter la preuve du caractère irrécouvrable de la créance. Les quelques éléments mis en avant par l'expert-comptable ne permettant pas, selon le juge de l'impôt, d'avoir une vision exhaustive de la situation financière.
    • La Cour a également écarté l'attestation du président de la société Groupe T. du 21 août 2015, considérant qu'elle ne faisait que reprendre les termes du courrier de l'expert-comptable sans apporter d'éléments nouveaux ou plus précis.
    • La Cour a pris en considération d'autres éléments objectifs témoignant des difficultés de la société, notamment les oppositions sur le prix de vente du fonds de commerce de la société JM et les ordonnances d'injonction de payer rendues à l'encontre de cette société.

L'analyse des comptes arrêtés au 31 décembre 2014 a constitué l'élément central de la démonstration. La Cour a relevé que le résultat de l'exercice était négatif de 320 459 €, confirmant les difficultés opérationnelles de la société.  Plus significativement, la Cour elle a procédé à une analyse comparative de l'actif et du passif pour déterminer la capacité effective de remboursement.

  • Concernant le passif exigible, les parties s'accordaient sur un montant de 3 202 941 € au 31 décembre 2014, composé de dettes fournisseurs (794 097 €), de dettes fiscales et sociales (271 524 €), de dettes clients divers (682 000 €) et de dettes associés (1 455 320 €). Cette convergence sur le passif facilitait l'analyse comparative avec l'actif disponible.

Le désaccord portait principalement sur l'évaluation de l'actif, l'administration valorisant celui-ci à 4 137 697 € en incluant l'actif immobilier et les créances clients, tandis que M. U. le limitait à 1 343 904 € en excluant ces deux postes. Cette divergence révélait des conceptions différentes de la notion d'actif disponible pour le remboursement des dettes.

 

La Cour a tranché cette question en adoptant une position nuancée, conforme à la jurisprudence de la Cour de cassation.

  • Concernant l'actif immobilier d'une valeur de 1 144 074 €, elle a considéré qu'il devait être pris en considération pour apprécier la réalité de la situation financière, conformément à l'arrêt de la chambre commerciale du 9 juillet 2013 (Com., 9 juill. 2013, n°12-21.836)

Cette position reconnaît que les biens immobiliers, bien que moins liquides que les disponibilités, constituent néanmoins des actifs réalisables qui peuvent contribuer au remboursement des dettes. 

  • En revanche, la Cour a adopté une position plus stricte concernant les créances clients d'un montant de 1 649 719 €. Elle a rappelé que le principe même du recouvrement de ces créances était incertain et qu'elles ne pouvaient, sauf circonstances exceptionnelles non établies en l'espèce, être ajoutées à l'actif disponible.

Cette exclusion s'appuyait sur la jurisprudence du Conseil d'Etat qui reconnaît le caractère hypothétique du recouvrement des créances clients, particulièrement lorsque l'entreprise a cessé son activité (Com., 7 février 2012, pourvoi n° 11-11.347). La Cour a souligné que ce caractère hypothétique était renforcé par la mise en sommeil de la société Groupe T. à compter de 2015.

 

Au terme de cette analyse financière approfondie, la Cour d'appel a établi que l'actif social s'élevait, même en incluant l'actif immobilier, à 2 487 978 €, montant très largement inférieur au passif exigible de 3 202 941 € au 31 décembre 2014. Cette comparaison ne prenait même pas en compte la créance de Mme T. qui n'était pas encore arrivée à terme à cette date.

 

Pour la Cour, cette situation révélait que la société Groupe T. n'était déjà plus en mesure de faire face au paiement de son passif exigible à la date d'ouverture de la succession, malgré l'absence d'ouverture de procédure collective. La Cour a considéré que la situation de la société était irrémédiablement compromise dès cette époque.

 

La juridiction a particulièrement insisté sur le fait que cette impossibilité de paiement était antérieure à la procédure de liquidation judiciaire ouverte en novembre 2019, avec une date de cessation des paiements fixée au jour de la demande d'ouverture. Cette chronologie confirmait que les difficultés financières étaient structurelles et anciennes.

 

La Cour en a déduit que la créance de 805 000 € à l'égard de la société Groupe T. devait être considérée comme irrécouvrable et avoir une valeur nulle dans l'actif successoral. Cette conclusion justifiait rétrospectivement l'omission de cette créance dans la déclaration de succession initiale.

 

Publié le jeudi 5 juin 2025 par La rédaction

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