Les annonces du président Trump en matière de droits de douane ont secoué le monde économique et financier en jetant le trouble sur les stratégies tarifaires, et en provoquant une surenchère des grandes régions économiques mondiales.
Nul besoin d’être un expert en fiscalité internationale ou en géopolitique (car ne nous méprenons pas, c’est bien de géopolitique dont il s’agit) pour comprendre les conséquences induites par les risques que portent ces réformes douanières : une entreprise désireuse d’importer des produits sur le marché américain devra désormais trouver des sources d’économies pour compenser la perte liée à la part accrue laissée à l’Oncle Sam. Or, cette source d’économie potentielle se trouve mécaniquement prise dans un étau simple, entre, d’une part, le prix de vente final dicté par le marché ; et, d’autre part, les coûts de production et de fonctionnement, ces deux paramètres étant relativement peu élastiques.
Pour les groupes d’entreprises établis de part et d’autre des frontières américaines, la tentation est donc grande de jouer sur les prix de transfert.
En effet, en vendant à une entreprise liée des produits à un prix amputé de la portion égale à la surimposition au titre des droits de douane, un groupe pourrait, théoriquement, s’assurer de conserver ses prix de vente finaux quasi inchangés, et donc sanctuariser ses débouchés et ses parts de marché. Mais à l’instar d’Ulysse qui a dû habillement manœuvrer entre Charybde et Silla, barrer d’une matière fiscale à l’autre risque de conduire au naufrage. Car à vouloir trop s’écarter du risque douanier, ces entreprises pourraient s’exposer dangereusement à de lourdes et sévères conséquences en matière d’impôt sur les sociétés et à des pénalités autant onéreuses qu’infamantes, au motif que leurs prix de transfert seraient ainsi volontairement et consciemment réduit à peau de chagrin.
Que faire alors ? Les regards se tournent vers les fiscalistes et les conseils. Cependant, autant Ulysse n’avait pas embarqué la Pythie sur son navire, autant les fiscalistes n’ont pas dans leur panoplie de boule de cristal. Il faut donc s’en remettre à une approche pragmatique autant qu’empirique, que nous estimons fondée sur des réalités concrètes que nous partageons avec vous ci-dessous.
TL;DR
Les nouvelles politiques douanières de Trump créent un dilemme pour les entreprises internationales : absorber les coûts supplémentaires ou modifier leurs prix de transfert intragroupes pour les compenser. Réduire les prix de transfert pourrait atténuer l'impact douanier mais expose à des risques fiscaux concernant l'impôt sur les sociétés. L'article suggère que les entreprises qui contrôlent véritablement leurs risques de marché pourraient légitimement réduire leurs prix de transfert, en s'appuyant sur l'intérêt commercial de maintenir leurs débouchés. Les clauses contractuelles de "hardship" pourraient renforcer cette position si elles ont été prévues avant la crise. Cette situation rappelle les ajustements effectués pendant la période COVID et souligne l'importance d'une documentation solide des décisions prises et des risques assumés.
Les prix de transfert doivent refléter les pratiques d’entreprises indépendantes et placées dans des situations comparables.
A titre liminaire, vous nous pardonnerez de rappeler ce qui relève d’une lapalissade pour les fiscalistes : les prix de transfert doivent nécessairement correspondre à des standards de marché, que la matière consacrée qualifie de « pleine concurrence ». Par cette terminologie moins absconse que son étymologie originelle en anglais (« arm’s length principle », ou littéralement « principe de la distance du bras »), il faut comprendre que les transactions intragroupes doivent être rémunérées à l’aune des pratiques observées entre des acteurs économiques nécessairement indépendants l’un de l’autre, fonctionnellement comparables, et placés dans un environnement économique similaire ou proche.
Pour en revenir à nos exportations vers les Etats-Unis entre deux parties liées, cela suppose donc de savoir si une entreprise non-américaine serait prête à baisser drastiquement ses prix de vente à destination de son client tiers américain dans un environnement quasi identique, afin pour ce dernier de réduire mécaniquement l’assiette assujettie aux droits de douane, et proposer un prix de vente final iso. On peut en effet le supposer, tant la poursuite pérenne de l’activité économique pour les acteurs du marché domine sur la profitabilité courtermiste. Mais l’assertion d’emblée se heurte frontalement à deux obstacles :
- En premier lieu, le manque de références contemporaines. Il est certes envisageable que des entreprises indépendantes acceptent de revoir leur tarification à la baisse pour réduire d’autant l’assiette des droits de douane. Après tout, ces entreprises sont contraintes de la même manière par les réformes Trump que les groupements d’entreprises. Les mêmes causes produisant les mêmes effets, une identité de comportement entre des acteurs tiers et des groupements d’entreprises pourrait être observée. Mais affirmer n’est pas démontrer, et force est de constater que les pratiques tarifaires des acteurs économiques ne sont pas disponibles en direct, pas plus qu’elles ne seraient être précises. Ce n’est que bien plus tard, lorsque l’exercice fiscal des sociétés sera bouclé et déclaré, que l’on pourra au mieux extraire des bases de données spécialisées des tendances de marché. Il sera cependant sans doute déjà trop tard.
- En second lieu, et indépendamment de l’accès dans le temps à l’information, certains marchés ne disposent tout simplement pas de comparables indépendants. Bon nombre de secteurs économiques sont en effet concentrés et opérés exclusivement par des groupements d’entreprises liées, à l’instar des secteurs automobile, aéronautique, de défense, pharmaceutique, ou tout autre dont l’investissement de départ (les capex) forment une barrière à l’entrée trop haute pour être franchie seul. Pour ces secteurs, l’attente ne sera jamais récompensée et il demeurera impossible de démontrer ex post que des entreprises indépendantes et comparables, placées dans des situations proches, ont minoré leur prix de transfert en répercussion de l’augmentation des tarifs douaniers.
Fort heureusement, si l’analyse de comparabilité est érigée en totem du principe de pleine concurrence, elle n’en demeure pas pour autant exclusive. Lorsque le principe de pleine concurrence se heurte à l’impossibilité de trouver des comparables, l’OCDE s’est comme à l’accoutumée adaptée. C’est alors que surgit, tel un deus ex machina fiscal, le concept d’option réaliste disponible (« options realistically availlable »), que les principes directeurs de l’OCDE de 2022 (cf. § 1.122 à 1.125) définissent comme l’approche consistant à évaluer si la transaction intragroupe est compatible avec ce qu’une entreprise indépendante, agissant rationnellement, aurait raisonnablement accepté compte tenu de ses options économiques.
On ne compare donc plus ce qui est, mais ce qui aurait pu être — en l’occurrence, ce que deux entreprises non liées, agissant dans leur intérêt propre, auraient accepté dans des circonstances similaires. Le postulat est séduisant. Mais il repose, fondamentalement, sur un raisonnement contre factuel : il faut imaginer les alternatives qui auraient été raisonnablement envisagées par chacune des parties. Or, cette modélisation mentale suppose que l’on puisse documenter à la fois les contraintes économiques du marché, les asymétries d’information, et les stratégies alternatives laissées de côté — bref, qu’on puisse faire parler l’histoire en creux.
Ce concept n’est pas purement théorique : il est de plus en plus mobilisé dans les contrôles fiscaux pour écarter une transaction liée jugée anormale, ou pour réinterpréter le choix contractuel du groupe. C’est en creux ce qu’a fait l’administration dans l’affaire Sté Issey Miyake (CAA Paris, 29 juin 2022, n° 20PA03807), en justifiant un rehaussement sur la base d’une méthode de marge nette jugée plus réaliste que le contrat de distribution appliqué. L’administration française y voyait une meilleure expression des conditions qu’une entreprise indépendante aurait pu négocier — précisément au regard des options réalistes disponibles. Dans une logique proche, la CJUE, dans l’arrêt Socar Trading SA (aff. C-282/22, 7 mars 2024), a validé la remise en cause d’une politique de refacturation intragroupe, au motif qu’aucune entreprise indépendante n’aurait accepté un tel niveau de risque sans rémunération proportionnée.
L’option réaliste disponible est donc l’outil par lequel l’administration fiscale, dans un exercice de fiscalité spéculative, juge après coup ce qu’une entreprise aurait dû faire avant. Pour ce qui nous concerne, l’idée est séduisante : elle vise à corriger les effets d’une asymétrie d’information ou d’une planification fiscale trop habile. Mais sa mise en œuvre reste délicate, et souvent critiquée.
Les enseignements de la période COVID
Heureusement, une fois l’émotion passée, l’Histoire nous gratifie parfois de quelques enseignements. On pourrait alors tracer un parallèle entre la situation actuelle et la période COVID, durant laquelle les groupements d’entreprises ont dû également adapter leurs modèles économiques – et donc leurs transactions intragroupes – pour faire face aux dispositions des pouvoirs publics affectant leurs chaines de valeur.
À première vue, rien ne semble pourtant rapprocher le tour de force géopolitique et les droits de douane punitifs de l’administration Trump, et la pandémie mondiale du Covid-19. L’un relève d’un choix politique assumé, l’autre d’un désastre sanitaire global. Pourtant, pour les fiscalistes rompus à la gymnastique fonctionnelle, ces deux événements partagent une même conséquence : ils contraignent les entreprises multinationales à réviser leurs politiques de prix de transfert, dans l’urgence, en dehors des champ bornés des analyses de comparabilités.
Dans les deux cas de figure en effet, des fonctions auparavant peu exposées portent soudainement des risques accrus (stockage, logistique, gestion des pénuries pour la période COVID ; des risques de marchés, financiers et de stockage, pour la crise douanière).
Dans les deux cas, les groupes sont enjoints à reconfigurer leur analyse fonctionnelle.
Dans les deux cas, on observe une intrusion exogène et brutale d’un acteur public (État souverain ou autorité sanitaire) dans la chaîne de valeur. Soudain, la répartition des fonctions, des risques et des actifs n’a plus rien d’intangible. Les marges des entités locales se réduisent mécaniquement, non pas parce que leur fonction a changé, mais parce que le monde, lui, a changé autour d’elles.
Sauf que les entreprises françaises jouissent d’un avantage jurisprudentiel désormais : le concept réducteur et arbitraire d’entité à risques limités a entre-temps volé en éclats sous l’impulsion éclairée du Conseil d’Etat, à l’occasion des arrêts SKF et (RKS CE 8 e -3 e ch. 4-10-2021 n° 443133, SAS SKF Holding France et n° 443130, SAS RKS).
Il nous semble donc tout à fait pertinent de considérer que si l’analyse fonctionnelle met en lumière que la société exportatrice vers les Etats-Unis porte et contrôle les risques de marché, le risque financier, et le risque client (de non-recouvrement), alors elle devrait pouvoir décider de réduire ses prix de ventes à l’égard de l’importateur, sans s’exposer à des risques de prix de transfert, en s’appuyant sur deux arguments complémentaires :
- D’abord, il relève de son intérêt intrinsèque et propre d’éviter la réalisation des risques cités précédemment. Si la diminution de ses prix de ventes (donc de ses prix de transfert) lui permet d’assurer ses débouchés, au risque même de faire des pertes, alors la pérennité de ses opérations et la nature commerciale de ses activités (autant que de sa forme sociétale !), lui dictent de le faire. Au fond en effet, le concept prétorien d’acte anormal de gestion qu’on retrouve dans l’ADN de notre conception française du principe de pleine concurrence (d’autant plus désormais que l’idée « d’option réaliste disponible » existe) est davantage fondé sur le bon sens économique que sur l’orthodoxie fiscale. Il n’impose pas aux entreprises de payer les impôts, mais de bien conduire leurs activités économiques de manière rationnelle. Aussi, confrontée au risque d’être contrôlées et redressées sur le terrain des prix de transfert, ou de perdre ses marchés et ses débouchés, le choix « normal » d’une entreprise devrait être la poursuite de ses activités, même si cela implique de baisser le prix de ses flux intragroupes.
Mais attention, cela nous semble pertinent sous réserve toutefois que l’entreprise en question dispose des moyens matériels, humains et financiers pour contrôler les risques et donc opérer ces choix.
Si ce choix de réduire ses prix de vente lui est imposé (par exemple par la société mère du groupe), alors il nous semble que les pertes qui en résulteraient ne devraient pas lui incomber.
- Ensuite, et pour ces entreprises uniquement, la prise d’un risque fiscal pesant sur ses prix de transfert, aussi important et stratégique soit-il, ne peut plus être qualifié « d’excessif » depuis que le juge a censuré ce concept (CE, 13 juill. 2016, no 375801, Monte Paschi). Confrontée à la menace d’un accroissement significatif des droits de douane, une société liée devrait donc pouvoir prendre le risque de prétendre qu’il est réaliste qu’une entreprise indépendante aurait suivi la même voix, quitte à être contredite par la suite, sans qu’il soit opposé une conduite inconsidérée.
La réponse se trouve-t-elle dans les contrats ?
Si la fiscalité nous demeure incertaine, peut-être est-ce le signe alors que la réponse se trouve dans une autre source ? Le bon fiscaliste étant avant toute chose un juriste qui aime les chiffres, il serait tenté de raisonner sur le plan du droit des contrats, qui demeure encore une des dernières pierres angulaires de notre édifice de droit écrit. Les contrats liant deux entreprises engagées dans une transaction d’import-export impliquant les Etats-Unis ont pu en effet prévoir les conséquences d’évènements fortuits et extérieurs sur leurs droits et obligations, au titre desquels figure la rémunération des flux. On pense ainsi principalement à deux types de clauses : la clause dite « de hardship » et celle « de force majeure ».
Petit rappel pour ceux d’entre nous qui, justement, préfèrent les chiffres. Une clause de hardship (ou clause de sauvegarde) est une disposition contractuelle permettant aux parties de renégocier les termes d'un contrat lorsque des circonstances imprévisibles et indépendantes de leur volonté surviennent, rendant l'exécution du contrat excessivement onéreuse pour l'une d'elles. Les Principes UNIDROIT sur les contrats du commerce international définissent ainsi le hardship à l'article 6.2.2 comme la survenance d'événements altérant fondamentalement l'équilibre des prestations, permettant à la partie lésée de demander une renégociation. Contrairement à la force majeure, qui suspend ou met fin aux obligations contractuelles en cas d'impossibilité d'exécution, la clause de hardship vise à maintenir le contrat en vigueur en adaptant ses conditions pour rétablir l'équilibre initial des prestations.
En droit français, il est intéressant de noter que cette faculté de renégociation est désormais consacrée à l’article 1195 du Code civil, depuis la réforme du droit des contrats de 2016 :
« S’il survient un changement de circonstances imprévisible lors de la conclusion du contrat rendant l'exécution excessivement onéreuse pour une partie [...], celle-ci peut demander une renégociation du contrat [...] ».
Cette disposition, de nature supplétive, peut être modifiée ou écartée par les parties via une clause de hardship conventionnelle. En pratique donc, beaucoup de contrats commerciaux s’inspirent des Principes UNIDROIT (art. 6.2.2 à 6.2.3) ou des clauses types de la CCI, qui définissent la hardship comme un déséquilibre contractuel résultant d’un événement fondamental, extérieur, imprévisible et échappant au contrôle de la partie invoquant la clause.
En ce sens, on peut estimer que les réformes douanières de l'administration Trump ont constitué des événements imprévisibles pour de nombreuses entreprises engagées dans des contrats internationaux à long terme. Ces mesures vont en effet entraîner une augmentation significative des coûts d'exécution des contrats pour les importateurs, sans que ceux-ci aient pu anticiper ou contrôler ces changements.
Dans ce contexte, les clauses de hardship pourraient être invoquées pour demander une renégociation des termes contractuels, notamment en ce qui concerne les prix ou les délais de livraison, afin de rétablir l'équilibre économique initial du contrat. On notera d’ailleurs que sous l’effet de la pandémie de COVID, la Chambre de commerce internationale (CCI) a mis à jour en 2020 ses clauses types de force majeure et de hardship pour aider les entreprises à faire face à ce type de bouleversements économiques.
Pour faire le lien avec les prix de transfert, l’existence d’une clause de hardship peut selon nous donc renforcer la justification d’un ajustement exceptionnel de la marge ou du prix intragroupe, tout du moins temporairement, en attendant d’avoir plus d’éclairage des autorités fiscales. En effet, si une entité est impactée de manière disproportionnée par une réforme douanière imprévisible, une argumentation pourrait consister à faire valoir que la modification des prix résulte d’une renégociation contractuelle fondée sur une clause de sauvegarde, et non d’une volonté d’évasion fiscale.
Cela étant posé, il est impératif de souligner que la mise en œuvre d’une clause de hardship ne suspend pas automatiquement le contrat. Elle ouvre simplement le droit à une demande de renégociation. En outre, dans les contrats internationaux, les règles varient selon le droit applicable. Aux États-Unis, par exemple, la doctrine of commercial impracticability du Uniform Commercial Code (§ 2-615) pourrait théoriquement s’appliquer, mais elle est interprétée de manière plus restrictive qu’en droit continental. Les clauses de hardship y sont moins usuelles, et les juges américains privilégient la stabilité contractuelle, sauf en cas d’impossibilité absolue. Pour tenter de contre carrer ces écueils, la Chambre de commerce internationale (CCI) recommande donc, dans sa clause type 2020, une rédaction explicite prévoyant que des modifications tarifaires unilatérales (par exemple, des « sanctions économiques ou droits de douane imprévus ») peuvent constituer un cas de hardship justifiant une renégociation. Cette clause est désormais couramment insérée dans les contrats de fourniture transfrontaliers.
Cependant, si la convention n’a pas été rédigée de la sorte antérieurement à l’annonce des réformes douanières par l’administration Trump, alors les parties se retrouvent évidemment démunies, et la révision ex-post de leur contrat pourrait s’apparenter à un abus de droit. Qui plus est, notre expérience tend à révéler également que rares sont les conventions intragroupes qui intègrent des clauses de hardship. Il faudra attendre la prochaine crise ; on apprend par l’expérience et l’échec.
Sans nous étendre plus que de raison, il nous semble qu’une argumentation alternative fondée les clauses de force majeure serait aussi vouée à l’échec. Rappelons en effet qu’une clause de force majeure permet à une partie à un contrat de suspendre ou d’être libérée de ses obligations lorsqu’un événement imprévisible, irrésistible et extérieur l’empêche d’exécuter ses engagements. Elle s’applique en principe lorsque l’exécution devient impossible, et non simplement plus difficile ou coûteuse. En droit français, la force majeure est définie à l’article 1218 du Code civil (réforme de 2016) : « Il y a force majeure en matière contractuelle lorsqu’un événement échappant au contrôle du débiteur, qui ne pouvait être raisonnablement prévu lors de la conclusion du contrat et dont les effets ne peuvent être évités par des mesures appropriées, empêche l’exécution de son obligation par le débiteur ». On retrouve une formulation similaire à l’article 7.1.7 des Principes UNIDROIT, ainsi que dans les règles de la CCI (2020), qui prévoient une clause type sur la force majeure, incluant une liste indicative d’événements (catastrophes naturelles, émeutes, grèves, embargos, actes gouvernementaux, etc.).
Or, l’imposition de nouveaux droits de douane, même brutale, n’empêche pas, à notre humble avis de fiscaliste l’exécution d’un contrat. Elle la rend simplement plus coûteuse. Les tribunaux — en France comme dans la majorité des systèmes juridiques — sont réticents à admettre que des mesures économiques ou réglementaires prévisibles ou absorbables puissent constituer une force majeure. Le Conseil d’État a d’ailleurs déjà jugé que l’augmentation des charges fiscales ou douanières ne constitue pas un cas de force majeure, sauf à démontrer un effet anéantissant l’obligation contractuelle (CE, 19 mars 1986, n° 49782). Dans la pratique, même les décisions COVID-19 n’ont admis la force majeure que dans des cas de blocage total (fermetures administratives, confinement, etc.). En outre, la CCI également, dans sa clause type 2020, cite les « actes d’autorité publique affectant l’exécution du contrat » comme pouvant entrer dans le champ de la force majeure, mais sous réserve seulement qu’ils rendent l’obligation impossible, et non simplement plus coûteuse.
Et si cette crise était une opportunité ?
Un fiscaliste français est nécessairement un éternel optimiste. Sans quoi, la surenchère souvent absurde de réglementations fiscales et notre surimposition tous azimuts auraient depuis longtemps eu raison de nos existences. Aussi, on se consolera avec la croyance que les crises ont ceci de vertueux : elles révèlent la plasticité du droit fiscal international.
La période actuelle, marquée par le retour du protectionnisme et l’affirmation assumée des politiques économiques nationales, rappelle aux praticiens que les équilibres ne sont jamais gravés dans le marbre. Le bras de fer entre logique douanière et prix de transfert ne se résoudra pas dans un affrontement de doctrines, mais dans une compréhension fine des chaînes de valeur, des fonctions exercées et des risques assumés — le tout devant être habilement restitué dans une démonstration mêlant technique fiscale, projection économique et argumentation juridique.
Cette séquence nous enseigne surtout que la rationalité juridico-fiscale, lorsqu’elle est solidement démontrée, reste la meilleure défense face à l’incertitude. Plutôt que de redouter les ajustements, les groupes auraient tout à gagner à renforcer la robustesse contractuelle de leurs flux, en intégrant dès l’origine des clauses d’adaptation réalistes et en documentant rigoureusement leur prise de décision.
Alors que les tensions géopolitiques ne faiblissent pas, et que les États déploient leurs instruments fiscaux à des fins stratégiques, le principe de pleine concurrence doit, lui aussi, évoluer — non en s’affadissant, comme l’augurent les développements des piliers I et II, mais en se confrontant aux réalités du terrain. Et si, demain, la vraie concurrence ne résidait plus dans la recherche du taux, mais dans la capacité des groupes à anticiper et argumenter leurs risques ?