Charge de la preuve en matière de prix de transfert : le diable se loge (toujours) dans les détails !

05/07/2018 Par Terence WILHELM
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Les prix de transfert correspondent aux prix des transactions économiques réalisées entre entreprises d’un même groupe. L’OCDE, qui fait autorité en la matière, en donne la définition suivante : « les prix auxquels une entreprise transfère des biens corporels, des actifs incorporels, ou rend des services à des entreprises associées ».

De manière pragmatique, on pourrait dès lors considérer que les prix de transfert sont aussi omniprésents que l’air que l’on respire, tant leur champ matériel est vaste et le poids des groupes d’entreprises prépondérant dans l’économique globale actuelle. Ajouté au fait qu’ils peuvent, dans certaines circonstances, conduire à délocaliser de la manne taxable hors des frontières, il n’est pas étonnant que les prix de transfert forment aujourd’hui une matière très fortement scrutée par les autorités fiscales de tous pays.

L’OCDE, par ses initiatives dites « BEPS », a contribué remettre en lumière cette thématique en pointant les dérives fiscales qu’elle a pu occasionner ces dernières années.

C’est dans ce contexte de contrôle accru que par un jugement du 14 juin 2018 (TA Melun, 3ème ch, n°1502063 ; non encore publiée) , le Tribunal administratif de Melun a ordonné la décharge totale des surplus d’imposition en matière d’impôt sur les sociétés, de cotisation minimale de taxe professionnelle, de cotisation sur la valeur ajoutée des entreprises et des pénalités correspondantes, initialement réclamés à l’issue d’un contrôle fiscal portant en matière de prix de transfert.

Par cette décision, le juge de l’impôt alourdit encore un peu plus la charge de la preuve qui pèse sur l’administration fiscale et produit de nouveaux considérants, inédits à notre sens.

Les faits étaient assez classiques et prédisposaient au maintien total des rectifications. En l’espèce, une filiale française d’un groupe américain, dont l’activité consiste à distribuer sur son marché les produits acquis auprès de divers fournisseurs du groupe, affichait un résultat d’exploitation négatif depuis plusieurs années, conduisant à des déficits fiscaux continus jusque sur la période couverte par le contrôle fiscal litigieux. Selon le service, ces pertes récurrentes traduisaient une anormalité dans la politique de prix de transfert appliquée à la société.

 

Pour asseoir ses rectifications, l’administration avait comme très souvent eu recours à la méthode transactionnelle de la marge nette (« TNMM » en anglais) pour tester la marge d’exploitation de la société. Cette marge avait ensuite été mise en perspective de la médiane obtenue d’un panel composé de sociétés indépendantes réputées comparables.

Une première originalité tenait au fait que le panel de comparables utilisé par l’administration n’était autre que celui produit dans la documentation prix de transfert de la société. Le service s’estimait alors légitime à opposer à la société ses propres analyses sans autres forme de démonstration, ni produire de recherches de comparables complémentaires.

Un autre élément insolite tenait au fait que l’administration considérait que le transfert indirect de bénéfice opéré par le truchement des prix de transfert profitait à la société mère américaine, alors même qu’aucune transaction économique ne liait celle-ci à sa filiale française. Le service estimait en effet que la mère, prise en son rôle d’entrepreneur et d’actionnaire principal du groupe, imposait implicitement mais nécessairement les prix de transfert au sein du groupement d’entreprises. Ce faisant, le service postulait que cette société aurait dû « au moins indirectement » profiter de la structuration des politiques tarifaires intragroupes.

Le Tribunal, suivant les conclusions du Rapporteur public, a censuré la démarche de l’administration fiscale , en estimant que :

  • La documentation prix de transfert ne saurait conduire à renverser la charge de la preuve sur le contribuable. En effet, l’objet de la documentation prix de transfert est avant tout de produire de l’information pour l’administration fiscale afin de permettre à celle-ci d’appréhender l’environnement économique, opérationnel et fiscal de la société. La documentation prix de transfert ne saurait ainsi soustraire l’administration aux obligations fondamentales qui pèsent sur elle, et en tout premier lieu la charge de la preuve qui lui incombe.

  • Cette charge de la preuve n’est pas remplie lorsque l’administration se focalise sur la marge nette de la société, alors que cette marge vient confondre plusieurs agrégats déconnectés des flux intragroupes. Comme le relève le juge dans son considérant : « l’insuffisance de résultats d’une société peut provenir d’autres facteurs, tels que des charges trop importantes ou des conditions de revente difficiles sur un marché particulièrement concurrentiel ».

  • Enfin, la marge nette de la société consolide diverses transactions intragroupes, de nature et d’origines différentes, de sorte que l’administration aurait dû au préalable, pour identifier la source de l’anormalité qu’elle dénonce, déterminer avec précision quelle transaction présente un caractère de non concurrence. On regrettera que le juge ne se soit pas prononcé sur la question de savoir si l’existence d’un transfert indirect de bénéfice peut être avéré en l’absence de transaction économique (en l’espèce, au profit de la société américaine). Ceci aurait permis d’obtenir un arrêt de principe bienvenu dans l’environnement juridique des prix de transfert en pleine mutation depuis les initiatives BEPS de l’OCDE.

On se consolera tout de même du fait que cette décision ajoute encore un peu plus à la pesanteur de la charge de la preuve portée par l’administration, et fragilise la démarche pourtant répandue du service consistant à se focaliser sur la marge nette globale des contribuables, sans autre forme d’analyse plus fine.

 

A ce titre, il nous semble que cette décision pourra être opposée à l’administration chaque fois que celle-ci estimera avoir apporté la démonstration d’un transfert de bénéfices en testant la seule marge nette de la société (Retour net sur ventes ou Total Cost plus), quitte même pour elle à recycler les analyses de comparables produites par le groupe.

Tribune de Terence Wilhelm, Avocat, associé fondateur du cabinet CARA Société d’Avocats du 1er juillet 2018